D’où vient l’augmentation de l’émigration « irrégulière » de Cubains vers les États-Unis ?

Helen Yaffe, professeure écossaise et experte en matières cubaines, était une de nos invitées à Che Presente de l’an dernier. Elle présente une analyse, détaillée mais claire, des faits et mythes relatifs à la vague migratoire récente.

En 2022, un nombre sans précédent de Cubains sont arrivés aux États-Unis par des voies illégales. Historiquement, les États-Unis ont structurellement encouragé l’émigration cubaine. Les migrants cubains alimentent la propagande étasunienne sur l’échec du socialisme, sur les persécutions politiques et le manque de liberté et de droits de l’homme dans l’île.

Cependant, c’est un courant potentiellement incontrôlable et qui a forcé Washington à dialoguer avec le gouvernement cubain à plusieurs reprises dans le passé. La vague actuelle engendre des problèmes politiques pour le président Biden, car ses adversaires exploitent la question à des fins électorales. C’est pourquoi, en janvier 2023, le gouvernement a mis en place une législation qui, espère-t-il, mettra fin à la vague d’immigrants cubains « illégaux » et menace de saper les privilèges dont jouissent les Cubains aux États-Unis.

Tant que les États-Unis ne lèveront pas le blocus très strict qui étrangle le peuple cubain, les problèmes économiques continueront d’alimenter l’émigration cubaine. La politique étasunienne à l’égard des migrants cubains se caractérise par des paradoxes et des contradictions.

Plus de 313 000 Cubains sont arrivés aux États-Unis en 2022, la plupart sans visa depuis le Mexique. C’est plus du double du précédent pic de migration cubaine lors de la crise des radeaux de Mariel en 1980. Ils ont été admis après avoir demandé l’asile. Mais en réalité, il s’agit de migrants économiques. Une fois installés, la plupart d’entre eux, comme beaucoup de Cubains avant eux, retourneront sur l’île à chaque occasion pour rendre visite à leur famille, sans la moindre crainte de représailles de la part des autorités cubaines.

Facteurs attractifsLes Cubains sont attirés aux États-Unis par les privilèges uniques qui leur sont accordés. Un an et un jour après leur arrivée, les Cubains peuvent demander un permis de séjour permanent en vertu du Cuban Adjustment Act, qu’ils soient arrivés légalement ou non et sans avoir à faire une demande d’asile ou de statut de réfugié. Bien qu’en théorie leur situation doive être examinée au cas par cas, dans la pratique, tous se voient accorder le droit de séjour permanent. La nationalité cubaine est la seule nationalité à bénéficier de ce privilège aux États-Unis.

Les Cubains ont recours à des filières irrégulières et à des parcours longs et compliqués parce que, depuis 2017, toutes les voies légales – quelles que soient la raison ou la durée du voyage (études, travail, regroupement familial ou séjour) – ont été complètement fermées.

En novembre 2021, le gouvernement nicaraguayen a supprimé l’obligation de visa pour les voyageurs cubains. Cela a créé une route alternative : au lieu de risquer la traversée maritime du détroit de Floride, les Cubains pouvaient désormais prendre l’avion jusqu’au Nicaragua et faire le voyage vers le nord à travers l’Amérique centrale et le Mexique, en suivant le même chemin que des millions de Latino-Américains en route vers les États-Unis.

L’année dernière, plus de deux millions de Latinos ont été arrêtés lors de leur tentative d’entrer aux États-Unis, soit 24 % de plus que l’année précédente. Nombreux sont ceux qui, au cours de leur périple, deviennent la proie des trafiquants d’êtres humains et des bandes criminelles qui font un commerce lucratif du désespoir des migrants.

Facteurs incitatifsLes Cubains qui émigrent laissent derrière eux une économie en crise en raison des asphyxiantes sanctions américaines et de la pandémie de Covid-19. Les pénuries de nourriture, de carburant et de médicaments ont rendu la vie quotidienne épuisante. Les problèmes économiques ont été encore aggravés par l’inflation due à l’abolition de la double monnaie et à la hausse mondiale des prix.

Même le US Department of Homeland Security (DHS) (le ministère étasunien de la Sécurité intérieure) a reconnu ces facteurs dans un rapport du 9 janvier 2023 sur le nombre élevé et croissant de Cubains arrivés à la frontière sud-ouest ou interceptés en mer : « Cuba est confrontée à sa pire crise économique depuis des décennies en raison des effets persistants de la pandémie de Covid-19, des prix élevés des denrées alimentaires et des sanctions économiques ».[1]Entre 2017 et 2021, le gouvernement Trump a mené une stratégie de « pression maximale » contre Cuba, en instaurant 243 nouvelles sanctions, actions et mesures coercitives. Entre autres :+ Retrait des services consulaires des États-Unis à Cuba en 2017. Cette décision a mis fin aux accords migratoires antérieurs en vertu desquels les États-Unis s’étaient engagés à délivrer 20 000 visas par an aux Cubains pour se rendre aux États-Unis et a suspendu le programme cubain de regroupement familial, séparant cruellement les familles. Les Cubains demandeurs de visa ont reçu comme instructions de se rendre à l’étranger pour l’obtenir, sans garantie de succès.

Les Cubains vivant aux États-Unis ne disposent plus de canaux légaux pour envoyer de l’argent à leurs familles au pays afin de les aider à surmonter la pandémie et à faire face à la hausse des prix. Les versements en espèces ont diminué de près de 1,8 milliard de dollars entre 2019 et 2021. La consommation privée a diminué et les recettes nationales ont été durement touchées. Il a fallu recourir à des canaux alternatifs compliqués et coûteux pour envoyer de l’argent.

Cuba a de nouveau été placée sur la liste américaine des États soutenant le terrorisme, ce qui a obligé les banques et institutions financières internationales à classer Cuba comme un pays à « haut risque » et à l’inscrire sur leur liste de pays sanctionnés, pour lesquels toute transaction est refusée, qu’elle soit effectuée par des particuliers, des entreprises ou le gouvernement cubain, et quelle que soit sa nature : paiement de biens et de services, envois de fonds ou dons.

En 2020 et 2021, le PIB de Cuba a chuté de 13 %. Comme les États-Unis bloquent l’accès de Cuba aux institutions financières internationales, Cuba, contrairement à la plupart des pays, n’a pas de bailleur de fonds ultime pour l’aider à traverser une crise économique.

Le président Biden a laissé ces mesures d’étranglement intactes et a ajouté ses propres sanctions en réponse aux manifestations du 11 juillet 2021 à Cuba. En mai 2022, Biden a annoncé l’adoption de quelques mesures afin d’ assouplir les restrictions de l’ère Trump. Un nombre croissant de vols et de voyages au départ des États-Unis ont été autorisés. Après une suspension de cinq ans, le programme cubain de regroupement familial a repris à partir d’août 2022, et les services consulaires à La Havane ont rouvert depuis le 3 janvier 2023. Les restrictions sur les envois d’argent ont été levées, mais le dispositif financier cubain traitant les envois de fonds est resté interdit, de sorte qu’en 2022, les virements de fonds sont restés compliqués et coûteux.

La loi cubaine sur l’ajustement et la politique du « pied mouillé, pied sec »

La Cuban Adjustment Act de 1966 s’applique à tous les Cubains inspectés et admis ou « libérés sur parole » aux États-Unis après le 1er janvier 1959. Initialement, cette loi donnait aux Cubains le droit de demander la résidence permanente après deux ans, mais un amendement en 1976 avait réduit ce délai à un an. Dans le passé, les personnes qui entraient aux États-Unis sans visa étaient mises en liberté conditionnelle par le DHS (Dep. Homeland Security : la police des étrangers) et devaient se présenter à une audience ultérieure, qui pouvait être plus longue que leur période d’attente pour la résidence permanente.

Jusqu’au milieu des années 1990, il suffisait aux Cubains d’atteindre les eaux territoriales étasuniennes pour avoir droit à ce traitement. Cela a changé après la « crise des radeaux » du début des années 1990, lorsque, suite à la grave crise économique due à l’effondrement du bloc socialiste, connue sous le nom de « période spéciale », des dizaines de milliers de Cubains ont traversé le détroit de Floride sur des radeaux bricolés à la hâte.

En 1994, le gouvernement Clinton, pris de panique face à l’afflux de quelque 45 000 radeaux cubains, a entamé des discussions avec le gouvernement cubain et il a été convenu que les autorités étasuniennes n’accepteraient plus les Cubains interceptés dans leurs eaux territoriales. Depuis 1995, les Cubains interceptés par les gardes-côtes en mer (les « pieds mouillés ») étaient renvoyés à Cuba ou dans un pays tiers, tandis que ceux qui atteignaient la côte (les « pieds secs ») pouvaient entrer et étaient libérés sur parole.

En 2017, pour décourager l’immigration cubaine illégale, le président Obama a tenté d’abolir la politique des « pieds mouillés, pieds secs » et a demandé au DHS de ne plus accorder de libération conditionnelle aux Cubains entrés illégalement. Sans libération conditionnelle, ils ne peuvent pas bénéficier du Cuban Adjustment Act. José Pertierra, avocat cubano-américain spécialisé dans l’immigration, a expliqué que le DHS a simplement changé le nom du mécanisme utilisé pour libérer les Cubains sans papiers, de « sur parole » à « Order for Release on Recognizance » (ORR, ordre de libération sur reconnaissance). Puis, en 2021, un juge de l’immigration à Miami a statué que l’ORR était une libération sur parole sous un autre nom. Cette interprétation a été suivie par de nombreux juges de l’immigration qui ont continué à accorder des séjours (en vertu du Cuban Adjustment Act) aux Cubains titulaires d’un ORR ; c’était le retour de la « politique du pied mouillé/pied sec ».

Cela a encouragé l’immigration clandestine, car, comme l’explique Pertierra, les Cubains qui traversaient la frontière étasunienne depuis le Mexique savaient « qu’en foulant simplement le sol étasunien, ils obtiendraient la résidence permanente aux États-Unis, sans même demander l’asile ou alléguer de poursuites judiciaires dans leur pays d’origine. Les Cubains continuaient à jouir du privilège que les lois étasuniennes sur l’immigration leur avaient accordé pendant des décennies ».[2]Atteinte au « privilège » cubain par le Titre 42Le 9 janvier 2023, l’administration Biden a annoncé que les règles d’immigration introduites par Trump pendant la pandémie de Covid – le « Title 42 » – seraient étendues pour renvoyer au Mexique les immigrants « illégaux » de Cuba, du Nicaragua et d’Haïti surpris en train de traverser la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Ce Titre 42 avait été introduit en mars 2020, permettant à la police des frontières d’expulser rapidement les migrants, même les demandeurs d’asile, sous prétexte de ralentir la propagation du Covid-19 dans les centres de détention. Biden avait promis l’abolition du Titre 42, mais cela a été bloqué en attendant une décision de la Cour suprême.

En octobre 2022, son gouvernement a commencé à utiliser le Titre 42 pour expulser les Vénézuéliens. Dans le même temps, il a annoncé que 24 000 visas seraient accordés chaque année aux Vénézuéliens qui en font la demande en ligne et qui ont un sponsor basé aux États-Unis. Depuis lors, le nombre de Vénézuéliens sans papiers qui arrivent la frontière des États-Unis a diminué de 90 %.

Depuis le 9 janvier 2023, les Cubains, les Haïtiens et les Nicaraguayens sont soumis au même régime. Les Cubains arrêtés à la frontière entre les États-Unis et le Mexique ou qui se trouvent aux États-Unis sans documents sont expulsés vers le Mexique et ne peuvent plus bénéficier du Cuban Adjustment Act. Cette décision sera probablement contestée juridiquement en vertu du droit d’asile. Toutefois, Biden a annoncé qu’il préparait un autre dispositif qui disqualifierait pour l’asile toute personne qui passe par un pays tiers sur son chemin vers les États-Unis sans y faire une demande d’asile.« En d’autres termes, on veut fermer la frontière aux Cubains qui tentent de la traverser illégalement », conclut Pertierra. Les tentatives de Trump pour faire passer une loi similaire ont été bloquées par des tribunaux fédéraux. Bien que le Titre 42 ne puisse être appliqué rétroactivement aux récents immigrants cubains, les tribunaux pourraient appliquer une interprétation stricte de la « libération sur parole » et les exclure du Cuban Adjustment Act. L’alternative serait de demander l’asile, mais cela nécessite une preuve de risque de poursuites judiciaires, ce qui sera difficile à fournir pour la plupart des Cubains, même devant des tribunaux partiaux aux États-Unis.

Le gouvernement Biden a également annoncé que 30 000 visas seront accordés chaque mois aux Cubains, Haïtiens, Nicaraguayens et Vénézuéliens qui en font la demande depuis l’extérieur des États-Unis, qui ont un sponsor sur place et se soumettent à une vérification stricte de leurs antécédents.

Avancer à petits pasLe 3 janvier 2023, le consulat des États-Unis à La Havane a finalement repris le traitement des visas pour les Cubains. Le système en ligne pour la migration gérée fonctionne et les premières autorisations de voyage sont en cours de traitement. Le 11 janvier, Western Union a annoncé la reprise des transferts d’argent des États-Unis vers Cuba à une échelle limitée. Au cours des trois premières semaines de janvier, plus de 1000 Cubains interceptés en mer ont été rapatriés à Cuba. Les 18 et 19 janvier, des responsables étasuniens et cubains se sont rencontrés à La Havane pour des entretiens bilatéraux sur l’application de la loi : terrorisme, trafic de migrants et fraude à l’immigration. Il s’agissait des premiers entretiens sur la question depuis 2018 et de la troisième réunion de haut niveau entre les deux gouvernements en moins d’un an. Le 25 janvier, le DHS a annoncé que le nombre de franchissements illégaux de la frontière sud-ouest par des Cubains, des Haïtiens, des Nicaraguayens et des Vénézuéliens avait diminué de 97 % par rapport au mois précédent ; la moyenne sur sept jours était passée de 3367 par jour le 11 décembre 2022 à 115 le 24 janvier 2023.

Mettre fin au blocus étasunien de Cuba« Historiquement, l’aimant qui attire les immigrants a toujours été l’économie, souligne Pertierra. Pour sortir de la pauvreté, les gens sont prêts à affronter des murs d’acier et les obstacles juridiques. Washington le sait et c’est pourquoi il investit 3,2 milliards de dollars pour renforcer l’infrastructure économique du Salvador, du Honduras et du Guatemala. » Si l’immigration clandestine a diminué en provenance de ces pays, elle a fortement augmenté en provenance de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, pays étranglés par les sanctions étasuniennes.

Pertierra n’en doute pas : « Quand la situation économique cubaine s’améliorera, l’immigration illégale de Cubains diminuera considérablement. Nous avons déjà vu cela auparavant. Et il conclut : « Si le gouvernement de Biden veut réduire l’immigration illégale de Cubains, il devra faire plus qu’autoriser un nombre limité de « libérés sur parole » et tenter de fermer la frontière. Il doit arrêter d’étrangler Cuba et laisser le pays respirer.

Notes.1. Federal Register, « 

Implementation of a Parole Process for Cubans », 9 janvier 2023. https ://tinyurl.com/5v5yxchj. ↑2. Temas, entretien avec José Pertierra, 9 janvier 2023. http ://temas.cult.cu/la-ley-de-ajuste-no-esta-sometida-a-norma-obligatoria-el-presidente-puede-desestimar-su-uso-entrevista-a-jose-pertierra ↑Helen Yaffe est maître de conférences en histoire économique et sociale à l’Université de Glasgow, spécialisée dans le développement cubain et latino-américain. Son nouveau livre, « We are Cuba ! How a Revolutionary People have survived in a Post-Soviet World » est paru aux éditions Yale University Press. Elle est également l’autrice de « Che Guevara : The Economics of Revolution » et co-autrice avec Gavin Brown de « Youth Activism and Solidarity : the Non-Stop Picket against Apartheid », Rouledge, 2017.

Counterpunch

Blijf op de hoogte. Schrijf je in op onze nieuwsbrief.

Restez informé. Abonnez-vous à notre newsletter.