En Bolivie, les groupes d’extrême droite ne veulent pas se plier à la victoire démocratique éclatante de la gauche. David Verstockt suit de près la situation sur place. Il voit dans la situation tendue en Bolivie un signe précurseur de ce qui risque de se produire aux États-Unis d’ici quelques jours.
Tout comme les États-Unis, la Bolivie est profondément déchirée. Et, tout comme en Bolivie, les élections aux États-Unis ne semblent pas offrir d’issue immédiate à la polarisation actuelle.«NOUS VOULONS UN GOUVERNEMENT MILITAIRE ! »
Le 18 octobre 2020, le parti socialiste MAS (1) du candidat à la présidence Luis Arce a remporté les élections avec 55,1 % des voix. La passation du pouvoir aura lieu le 8 novembre. Les principaux opposants, Carlos Mesa et Fernando Camacho, ont immédiatement accepté leur défaite et les États-Unis, l’UE et l’OEA (Organisation des États américains) ont félicité Arce. Certains groupes d’extrême droite refusent néanmoins de reconnaître le résultat et demandent à l’armée d’instaurer un gouvernement militaire.
Leur slogan est « Fraude », leurs moyens sont les barrages routiers et la prière dans l’espace public. La capitale agricole Santa Cruz est désormais paralysée depuis des jours par une poignée de gangs d’extrême droite, et dans les villes de Cochabamba et de La Paz aussi, des radicaux mécontents cherchent à obtenir le soutien de l’armée.« Nous voulons un gouvernement militaire jusqu’à ce que nous puissions organiser des élections équitables sans fraude », a déclaré l’Unión Juvenil Cruceñista radicale, une organisation de jeunesse d’extrême droite. Le tristement célèbre Comité pro Santa Cruz, un mouvement citoyen catholique radical et conservateur de la métropole de Santa Cruz qui compte des millions d’habitants, tire une fois de plus la carte de la fraude.
Rómulo Calvo, président du Comité pro Santa Cruz d’extrême droite, refuse d’accepter le résultat des élections. Photo : screenshot video Comité pro Santa Cruz« Nous avons trouvé des preuves de fraude» , a déclaré Rómulo Calvo, président du Comité, lors d’une conférence de presse. Sans aucune preuve et allant à l’encontre toutes les observations, son organisation jette une fois de plus le doute sur les élections.
Toutefois, le candidat perdant à la présidence, Carlos Mesa, rejette cette accusation et demande que le résultat démocratique soit respecté, mais il n’a jusqu’à présent pas été entendu. Il a été pourtant le grand instigateur de cette histoire de prétendue fraude à la mi-2019, qui depuis lors a continué à se répandre et sur laquelle il n’a plus aucun contrôle. Le président Trump crie lui aussi à la « fraude » et menace de saper tous les résultats des élections.
L’HISTOIRE DES PRÉTENDUES FRAUDES« Nous appelons le peuple bolivien à attendre les résultats dans le calme. Suivez les médias sociaux, mais ne vous laissez pas emporter. Vérifiez vos sources et soyez responsables », a déclaré le rédacteur en chef du journal bolivien La Razón la veille du jour des élections du 18 octobre 2020.
Les élections boliviennes du 20 octobre 2019 étaient encore fraîches dans les mémoires. Elles avaient été déclarées nulles après que l’OEA avait confirmé l’affirmation de fraude de Carlos Mesa dans un rapport qui évoquait « manipulations » et « évolutions inexplicables » dans le décompte des votes.
De tels racontars ont constitué la force mobilisatrice de l’opposition et ont conduit au coup d’État contre le président Evo Morales. Le sommet de l’armée bolivienne a « conseillé » au président de quitter le pays, et le gouvernement de transition de Jeanine Áñez a été mis en place.
En 2020, le rapport final de l’OEA a été remis en question à plusieurs reprises par de nombreuses études internationales. « Il n’y a pas eu de fraude statistique à grande échelle », a été la conclusion finale. Néanmoins, certains groupes se sont obstinément accrochés à leur récit d’élections frauduleuses du « dictateur Evo » (Morales).
Les nouvelles élections du 18 octobre 2020 ont été préparées en observant la plus grande prudence. On craignait que le résultat des élections ne soit à nouveau rejeté, d’autant plus que les sondages prenaient en compte un éventuel second tour (car l’écart entre Arce et Mesa serait légèrement inférieur à 10 % (2).« Acceptez les résultats des élections, quels qu’ils soient », ont déclaré de nombreux observateurs internationaux pour les élections d’octobre 2020. Les résultats sont arrivés et les analystes politiques ont été rassurés. Le score monstre d’Arce n’a laissé aucune place au doute ou à la fraude, l’opposition déçue a accepté les résultats et le pays a semblé se calmer pendant un certain temps. Les observateurs de l’UE et de l’OEA étaient unanimes et ont parlé d’« élections transparentes ». Mais très vite, le fantôme de la fraude est réapparu.
SONDAGES, SONDAGES, SONDAGESLes sondages se sont bien trompés. Un mois avant les élections, le journal populaire de centre-droit Página Siete prédisait à Arce 27,1 % des voix, soit pas même la moitié de son résultat final. D’autres sondages sont également restés bien en dessous du seuil des 50 %, notamment ceux de l’institut international de recherche progressiste CELAG.
Le vote dans les campagnes reste un angle mort pour de nombreux instituts de sondage, et le parallèle avec la « Rust Belt » américaine est facile à établir (3). La plupart des sondages prédisaient un second tour, entre le candidat du MAS, Arce, et le nouveau, Carlos Mesa. Au cours du second tour, Mesa allait certainement remporter les voix anti-MAS et être assuré de la victoire. Mais Arce a remporté 55,1 %, tandis que Carlos Mesa n’en a obtenu que 28,8 %. Ce n’est pas la première fois que les instituts de sondage boliviens étaient complètement à côté de la plaque.
Aucun des groupes extrêmes qui rejettent aujourd’hui encore les résultats des élections ne se réfère aux sondages. Pourtant, ceux-ci ont bien influencé les électeurs. Ils ont donné le ton des mois avant les élections et ont accru la méfiance à l’égard des résultats électoraux réels. « Il y de nouveau du trucage dans l’air », pouvait-on lire sur les médias sociaux. Le MAS s’était vu attribuer 30 à 40 % des voix, or il obtient d’un coup pas moins de 55,1 % des voix.
SANG ET HONNEURLe vote bolivien suit un certain nombre de lignes de fracture très nettes. La victoire du MAS dans les campagnes est écrasante, tandis que le vote urbain est plus divisé entre les candidats. Sur le plan socio-économique, le profil des votes était également très clair. Plus on est pauvre, plus la probabilité est grande que l’on vote MAS.
Mais le thème identitaire a également joué son rôle. Le MAS était et est toujours en 2020 le parti auquel s’identifient les paysans et les indigènes. Le thème de l’identité a également été exploité par les adversaires du MAS. Le candidat de l’opposition Fernando Camacho – qui a remporté 14 % des voix – a prêché la résistance depuis sa ville, Santa Cruz. Les Cambas, comme les habitants de Santa Cruz aiment se faire appeler, ont voté massivement pour Camacho. En revanche, les Collas – c’est ainsi que sont qualifiés les habitants de l’Altiplano (4), avec une connotation plutôt péjorative – se sont une fois de plus tournés en masse vers le MAS.«Qui ne saute pas est un Indien» , chantait la foule hystérique lors d’un rassemblement à Santa Cruz le 21 octobre, trois jours après les élection. Une masse de gens se sont ensuite rassemblés devant la statue d’El Cristo à Santa Cruz pour clamer leurs revendications. « Ces élections sont frauduleuses », a affirmé un manifestant.
Trois jours plus tard, des barrages routiers ont été dressés à Santa Cruz. Les slogans racistes ont fait le buzz et ont été accueillis de manière très négative ou très positive. Les plus importants politiciens du pays se sont distanciés par rapport à la violence et aux propos extrêmes.
Des organisations radicales telles que la Resistencia Juvenil Cochala ou l’Unión Juvenil Cruceñista n’ont peut-être pas beaucoup d’adeptes, mais elles représentent bel et bien un danger pour la démocratie bolivienne chancelante. Plus que jamais, les élections sont une question d’identité, de valeurs et de normes, en Bolivie mais aussi aux États-Unis. Une défaite électorale est souvent ressentie comme une défaite personnelle, et elle devient alors beaucoup plus difficile à accepter.
PENDANT CE TEMPSLe 8 novembre, Arce prendra a les rênes du pouvoir. Les perspectives économiques sont sombres. Selon le FMI, le pays sera confronté à une contraction économique de 7,9 % et la crainte d’une deuxième vague de coronavirus augmente.
Le Parlement bolivien reste entre les mains du MAS et est composé de 51,9 % de femmes. Andrónico Rodríguez, dirigeant syndical de la région de la coca du Chaparé et proche de Morales, devient président du Sénat.
Lors de la dernière session du Parlement précédent, un certain nombre d’amendements au règlement ont été proposés, y compris plusieurs articles sur l’utilisation de la majorité des deux tiers. Pour le Comité pro Santa Cruz et des opposants politiques tels que Carlos Mesa et Fernando Camacho, c’est la preuve que le MAS « ouvre à nouveau la voie à la dictature socialiste ».
Notes:(1) De Movimiento al Socialismo (MAS) est davantage un regroupement de plusieurs mouvements et tendances de gauche qu’un parti politique classique à la structure claire.(2) Selon la loi électorale, un candidat est élu au premier tour avec 50 % (plus un) des voix ou avec plus de 40 % et 10 % d’écart avec le deuxième candidat le plus fort.(3) La Rust Belt (la ceinture de rouille) qualifie les États du Midwest américain qui ont été frappés ces dernières décennies par l’effondrement de l’industrie, des exploitations minières et des grandes usines automobiles et d’armement. Ces États ont une population très appauvrie, composée d’anciennes familles de la classe ouvrière.(4) L’Altiplano (littéralement « le plateau » ) est également appelé le Collao, d’où les Collas. Cette plaine s’étend à travers le Chili, le Pérou et la Bolivie à une altitude moyenne de 3300 mètres.