La victoire de Luis Arce en Bolivie est une victoire du mouvement populaire de gauche

Nous nous sommes entretenus avec David Verstockt, superviseur de programme pour l’ONG belge FOS en Bolivie. En raison de la pandémie de corona, il est rentré provisoirement en Belgique, mais son cœur reste avec le peuple bolivien.

Luis Arce, le candidat du « Mouvement vers le socialisme » d’Evo Morales, a remporté l’élection présidentielle avec un score phénoménal. « Personne ne s’y attendait », explique David Verstockt. « Selon les projections, Luis Arce aurait obtenu 52-53 %, ce qui signifie que le MAS obtient directement la majorité absolue dans les deux chambres du Parlement ».

Quelle est votre première réaction ?

David Verstockt. C’est un signal clair du peuple bolivien, tellement clair que le résultat ne sera pas contesté. Si l’écart entre Arce et Carlos Mesa, arrivé second, avait été moins grand, cela aurait été une autre histoire. Le candidat de centre-droit Carlos Mesa, avec son parti Comunidad Ciudadana, était également le principal challenger du MAS en octobre 2019. Fernando Camacho, le très controversé candidat ultra-conservateur, termine troisième avec seulement 14 %.

Mais il a remporté le scrutin dans son fief de Santa Cruz.

David Verstockt. C’est vrai et le département de Santa Cruz est le plus riche du pays. Il est fort possible qu’il se consacre désormais à un projet séparatiste. Il y a, surtout à Santa Cruz, des groupes qui réclament la scission de ce département du reste de la Bolivie, et en particulier des départements de l’Altiplano, qui ont voté à plus de 60 % pour le MAS. L’actuelle présidente par intérim, Jeanine Áñez, qui se retirera bientôt, a déjà exprimé via Twitter ses félicitations à la direction du MAS. Que le MAS obtienne 52 %, ce n’est pas rien. En Belgique, il faut remonter à l’avant-guerre pour voir un tel score. Et le fait que ce parti revienne ainsi après 14 ans passés au pouvoir et une année catastrophique avec la droite aux manettes, n’est pas non plus anodin.

Quels sont les principaux facteurs qui ont conduit à ce score record ?

David Verstockt. Une part importante des groupes les plus pauvres, ruraux et périurbains, s’identifie encore et toujours au parti MAS. C’est leur parti et ils ne l’abandonneront pas de sitôt. Ce qui a également apporté de l’eau au moulin du MAS, c’est le racisme viscéral du gouvernement Áñez et sa nature autoritaire et misogyne. Le gouvernement Áñez n’a fait que taper sur le MAS, mais ce rôle de bouc émissaire a également profité au Mouvement vers le socialisme car les attaques d’Áñez étaient disproportionnées, souvent illégales et donc injustes. En outre, le gouvernement Áñez est entaché de nombreux délits de corruption et a connu près de 40 remaniements ministériels. La pandémie, son impact économique et l’échec de la réaction d’Áñez ont rendu les gens nostalgiques de la prospérité économique et sociale qui régnait sous Evo Morales. Or, à cette époque, la politique économique était entre les mains de Luis Arce, justement. Enfin, il n’y avait peut-être pas d’alternative. Carlos Mesa fait partie de la vieille garde politique bolivienne sans récit, sans projet politique.

Y aura-t-il un gouvernement d’union nationale, comme Arce l’a appelé de ses vœux après que les premiers résultats soient tombés ?

David Verstockt. Cela dépendra de la situation. Il semble que le MAS puisse poursuivre son projet sans le soutien de Carlos Mesa. Il a déjà annoncé qu’il serait à la tête de l’opposition au Parlement. De toute façon, Camacho mènera une opposition radicale de droite et emmènera Mesa dans son sillon. Avec cette appel à l’unité nationale, Luis Arce envoie un message fort. La Bolivie est aujourd’hui très polarisée, encore plus que les États-Unis. Si Arce parle d’unité et de réconciliation, c’est parce qu’il pense aussi qu’autrement, il aura beaucoup de mal à gouverner le pays. Le pays a également besoin de cette réconciliation, et nous espérons qu’elle se concrétisera. 5 novembre 2019, des partisans du MAS lors d’un rassemblement avec Evo Morales. (Photo shutterstock) La revanche du peuple sur les instigateurs du coup d’État Il y a un an, nous assistions à un coup d’État de velours contre Evo Morales accusé de fraude par l’OEA et la tête de l’armée. Le président sortant, issu du MAS, a dû fuir le pays et s’est vu interdire de revenir et de se présenter aux élections. David Verstockt. En effet, il y a un an, la situation était totalement différente. Une certaine partie de la population était frustrée et insatisfaite, et notamment en raison de la candidature contestable de Morales. Lorsque la mission d’observation électorale de l’Organisation des États américains (OEA) a évoqué, à un stade précoce et sans preuves concluantes, des soupçons de fraude, tout s’est accéléré. Dans certains quartiers de Santa Cruz, des agents de police rebelles sont montés sur les toits en agitant des drapeaux de Santa Cruz et de la Bolivie. Dans d’autres villes également, certains services de police se sont rebellés. Les organisations sociales sont devenues leur cible : les sièges des organisations paysannes et de femmes ont été attaqués par des bandes d’individus cagoulés violents. Des dirigeants de mouvements sociaux ont été menacés de mort, on a vu des images de torture dans les rues. Des journalistes ont subis des mesures de répression, plus de 50 chaînes locales, représentant généralement des organisations paysannes, ont été fermées. D’autres éléments ont-ils joué un rôle dans les mois qui ont précédé les élections d’octobre 2019 ?

David Verstockt. Oui, la gestion des incendies de forêt dans l’est du pays a suscité un fort mécontentement. Ces incendies de forêt étaient liés à une politique selon laquelle les petits agriculteurs, parfois pour le compte de grandes industries agro-alimentaires, étaient autorisés à mettre le feu à des forêts afin de libérer des terres agricoles. Aujourd’hui encore, un an plus tard, de vastes zones de la Bolivie sont encore en feu.

Il y a aussi eu une grève du personnel médical qui a duré près de 2 mois. L’Ordre des médecins a coordonné la grève et cherché à faire pression sur le gouvernement Morales pour qu’il revienne sur certaines réformes des soins de santé. L’Ordre, défendant principalement les intérêts du secteur médical privé, s’opposait depuis des années à toute forme de réforme progressive. Le fait qu’il provoque la paralysie du système hospitalier deux mois avant les élections était clairement d’inspiration politique. Cette grève n’avait rien à voir avec le service minimum auquel les Belges sont habitués ici. Là, les hôpitaux étaient purement et simplement fermés. Quelques jours après le coup d’État de novembre 2019, la grève a été levée sans qu’aucune des revendications n’ait été satisfaite.

Le sous-sol de la Bolivie regorge de lithium.

David Verstockt. Cela a toute son importance, bien sûr. Le gouvernement Morales voulait que le lithium reste aux mains de l’État et avait pour projet de le transformer en piles prêtes à l’emploi en coopération avec certains acteurs privés. Les Chinois et les Allemands, ainsi que la société d’État YLB, en auraient été responsables. Les intérêts géopolitiques ont toujours été un facteur important en Amérique latine.

Jusqu’où le régime putschiste est-il parvenu à inverser les avancées sociales acquises par Morales et le MAS ?

David Verstockt. En fait, cela aurait pu être pire. La pandémie de corona a empêché à peu près toutes les ventes d’entreprises publiques prévues. Mais c’est aussi grâce au MAS, qui avait encore la majorité au Parlement. En 2020, nous avons assisté à un véritable combat de rue entre l’exécutif et le législatif. Des hommes et femmes, jeunes et nouveaux, sont arrivés en nombre en politique. Il y a eu un renouveau politique au sein du MAS, c’était plus que nécessaire. Tenez, par exemple, Eva Copa, une jeune femme aymara, présidente du Sénat et qui est devenue le visage du MAS. Elle en a vu de toutes les couleurs, mais elle est restée à son poste.

Nous avons déjà abordé la question des soins de santé, où en est l’épidémie de coronavirus en Bolivie ?

David Verstockt. C’est un désastre. La Bolivie est parmi les cinq premiers pays au monde en nombre de décès par habitant. Le système de santé est en très mauvaise posture. Il est sous-financé et souffre d’une pénurie de matériel médical. Alors oui, le pays a été fortement ébranlé par le coronavirus. Au pouvoir, le MAS est parvenu à multiplier le budget de la santé par cinq, mais c’est encore trop peu. La réforme de la santé de mars 2019 (mise en place d’un système de santé universel et unique (SUS)) est arrivée bien trop tard, mais elle comporte incontestablement des opportunités. J’espère maintenant qu’après cette victoire du MAS, la réforme de la santé se poursuivra. Ce serait bien pour la majorité de la population car elle met l’accent sur le caractère universel, gratuit, accessible et préventif de la santé. Les peuples indigènes et le racismeLa Bolivie est très polarisée entre la population rurale et urbaine, entre la population indigène et les personnes qui s’identifient aux élites plus blanches. Pourquoi cette division et pourquoi mène-t-elle encore au racisme à l’heure actuelle ?

David Verstockt. Je vis en Bolivie depuis 2015. Ce pays était en fait un état où régnait l’apartheid. Une partie de la population ne veut ou ne peut pas entrer en contact avec les autres groupes de population. La victoire du MAS en 2005 a été historique dans tous les sens du terme. Pour la première fois, la population pauvre, rurale, périurbaine et indigène, la grande majorité du pays d’ailleurs, avait un parti, un instrument politique. Auparavant, la Bolivie était une sorte d’État d’apartheid où une grande partie de la population n’était pas représentée ni par l’État, ni par les médias, ni dans la fonction publique. Ils n’avaient pas non plus de parti politique pour les représenter. Cela a changé en 2005 avec le premier mandat d’Evo Morales à la présidence : soudain, ils avaient une place dans les médias, au gouvernement, au Parlement. Il faut se montrer critique envers Morales, mais on ne peut pas nier que le pays a connu un bouleversement fondamental depuis 2005.

En 2009, la Bolivie est devenue un État plurinational. En quoi est-ce important ? David Verstockt. Après 500 ans de colonisation, après 2 ans en tant que république indépendante, cette reconnaissance est fondamentale. Si certains hommes politiques extrêmement conservateurs utilisent le mot république, c’est parce qu’ils prennent leurs distances par rapport à cet État plurinational, à cette reconnaissance du caractère multiculturel du pays. C’est pourquoi je pense qu’il est important que le MAS ait remporté ce scrutin avec un score aussi élevé. Cela va lui permettre de préserver et d’approfondir ses réalisations. Après le coup d’État, on a vu l’ancienne Bolivie renaître de ses cendres. Celle où ce n’est pas un problème de se montrer raciste dans la rue ou dans le bus. Les gens ont constaté ce retour en arrière et beaucoup en ont été choqués, ce qui explique le score élevé du MAS aux dernières élections. Depuis 2005, on n’avait plus le droit d’être ouvertement raciste en Bolivie. Après le coup d’État, on a pu voir la maire MAS de la ville de Vinto Patricia Arce traînée pieds nus dans les rues, victime d’humiliations raciales, ses cheveux rasés. Au terme des dernières élections, elle a été élue sénatrice pour le MAS. C’est un signal clair que la population n’accepte plus ce type de comportement.

Arce a-t-il d’autres ambitions sociales après cette victoire ?

David Verstockt. De toute façon, c’est le meilleur résultat. Par exemple, le MAS est le seul parti capable d’autoriser le droit à l’avortement. Le MAS est un melting-pot de militants, de syndicalistes, d’agriculteurs, de féministes… . Ils peuvent conclure des alliances pragmatiques avec certains groupes, par exemple l’industrie agro-alimentaire, très forte, mais il y a certainement des possibilités de renforcer des entreprises publiques dans certains secteurs stratégiques, mais aussi de mettre l’exploitation du lithium entre les mains de l’Etat. Le message le plus important aujourd’hui, c’est qu’il y a de nouveau de l’espoir pour la gauche sur le continent latino-américain.

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