L’année qui s’achève a été d’une grande complexité pour l’économie cubaine avec un taux de croissance inférieur à ce qui était attendu malgré les efforts réalisés pour atténuer la conjoncture négative. C’est ce que décrit l’auteur, José Luis Rodriguez, conseiller du Centre d’Investigations de l’Economie Mondiale (CIEM), ancien ministre de l’Economie de Cuba, dans une étude longue en deux volets dont nous publions ci-dessous la 1re partie.
L’année qui s’achève a été d’une grande complexité pour l’économie cubaine, ce que révèle le chiffre de la croissance atteint en 2018. En effet, le Ministre de l’Economie et de la Planification a informé l’Assemblée Nationale que le taux de croissance était autour de 1,2% , chiffre inférieur au 2% attendu, malgré les efforts réalisés pour atténuer la conjoncture négative.
Le taux de croissance annoncé coïncide avec celui atteint par l’Amérique latine et les Caraîbes en 2018, selon les estimations de la CEPAL.
Etant donné le niveau d’ouverture de l’économie nationale, un bilan objectf sur ce qui s’est passé doit nécessairement considérer en premier l’impact des facteurs externes survenus cette année.
En premier lieu, la situation économique internationale a évolué négativement en 2018, principalement à cause des effets de la guerre économique déclenchée par les Etats-Unis contre la Chine en augmentant fortement les droits de douane à l’exportation de cette dernière, pensant ainsi éliminer le déficit commercial nord-américain face à ce pays asiatique. D’autre part, l’administration de Donald Trump a augmenté les taux d’intérêt aux Etats-Unis dans le but d’attirer les ressources financières d’autres pays, ce qui entraîne une fuite de capitaux dans ces derniers, surtout dans les pays peu développés, avec des conséquences imprévisibles, spécialement avec l’ augmentation des crédits dans l’économie nord-américaine. Tout cela s’ajoute à une conjoncture dans laquelle on n’a pas surmonté les effets de la crise qui éclata il y a 10 ans et le danger de sa répétition n’est pas écarté.
Cette conjoncture négative génère partout incertitude et effets négatifs ; notre pays n’y échappe pas, surtout en ce qui concerne le financement externe et l’investissement étranger. A ce sujet, le Ministre de l’Economie et de la Planification a dit récemment :’ la situation de l’économie a été déterminée par une situation financière tendue, affectée par le manque de revenus générés par les exportations d’un groupe d’activités comme le tourisme , la production sucrière et les services de santé, à quoi viennent s’ajouter les dommages occasionnés dans plusieurs secteurs par différents phénomènes climatiques.
Quant au commerce extérieur, l’économie cubaine affichait déjà une baisse de 24,5% des exportations des biens et des services et une diminution similaire des importations entre 2012 et 2017, même si un solde positif s’est maintenu dans l’échange global.
La chute des revenus dûs aux exportations a été marquée, en premier lieu, par la baisse de la production de nickel, qui est passée de 72 530 millions de tonnes en 2011 à seulement 50 000 cette année, ce qui, et cela semble exact d’après les dernières études disponibles, serait inférieur à la production obtenue l’année précédente selon les estimations. Cette situation s’ajoute à la décapitalisation des usines et à des difficultés de financement suffisant pour freiner cette tendance , malgré les 50 millions de pesos investis cette année dans l’usine Che Guevara. On ne peut pas non plus oublier la fluctuation des prix de ce minerai ; en 2018 on estime qu’il atteint 13 344 dollars par million de tonnes ( une augmentaion de 28,5% par rapport à l’année précédente) mais sur les 5 dernières années on enregistre une baisse de 21% et les hausses prévues jusqu’à 2020 ne sont que de 5,1%.
Cependant, les perspectives s’améliorent si l’on considère que les prix du cobalt, associé au nickel dans les gisements cubains, se situent actuellement autour de 55 000 dollars la tonne, avec des perspectives de hausse supérieures à court terme. De même, la composition des résidus qui s’accumulent à partir du processus industriel, contiennent une quantité significative de minerais potentiellement précieux, on estime leur valeur en milliers de millions de dollars ; on recherche des investisseurs étrangers pour leur exploitation.
Dans le cas du sucre, la production de cette année a été estimée autour d’un million de tonnes, une chute de 43,7% par rapport à la récolte précédente, très affectée par des problèmes climatiques avec l’alternance de périodes de sécheresse et de pluies à contretemps ; est venu s’y ajouter l’impact négatif de l’ouragan Irma qui, en septembre dernier , arracha 380 000 hectares de canne à sucre et endommagea sérieusement 24 raffineries. D’autre part, le prix moyen de la livre de sucre est estimé cette année à 12.27 centimes, 22,8% inférieur à celui de 2017.
D’autre part, les exportations de services ont aussi été affectées.
Dans le cas du tourisme, d’un plan initial de 5,1 millions de visiteurs, cette année on en prévoit 4 millions 750 000, suite à la baisse enregistrée de touristes nord-américains, moins 6,8% jusqu’à novembre, et sa récupération postérieure à la fin de l’année, autour de 1% de hausse. D’autre part, l’année 2018 a connu une baisse des touristes européens. Ainsi, la hausse du nombre de visiteurs sera de 1,3%. Il convient aussi de signaler que le nombre de visiteurs a augmenté grâce aux croisiéristes, 92,8%, mais avec une moindre dépense par touriste et un séjour plus court. Tout cela concourt à une chute des revenus bruts par rapport à l’année précédente. Les capacités hôtelières atteignent désormais 70 879 chambres, auxquelles il faut ajouter plus de 23 000 chambres chez les loueurs privés.
On estime que les revenus dûs à l’exportation de la force de travail qualifiée diminueront à la fin de l’année à cause de la fin de la collaboration cubaine du personnel de santé au Brésil, suite à la position inadmissible du Président Jair Bolsonaro face à Cuba. S’ajoutent aussi des difficultés avec les revenus de la collaboration cubaine dans d’autres pays.
Au sujet des importations, on constate une hausse du prix par tonne d’une série d’aliments si on les compare à ceux de l’année précédente ; cela touche le riz (5,3%), le haricot de soja (2,2%), le blé (20,7%), la viande de poulet (3,8%). La facture d’aliments importés cette année tourne autour de 1 700 millions de dollars ; on peut les remplacer par des productions nationales, entre 35 et 47%, selon les estimations.
Le prix du barril de pétrole grimpe lui aussi, de 53 à 65,2 dollars, en augmentation de 23% et les restrictions avec le fournisseur traditionnel sont maintenues depuis 2016, On a essayé de compenser en achetant à des fournisseurs russes et algériens.
En conclusion, selon des estimations internationales, on calcule que la valeur totale des exportations de biens baisse de 12,6% cette année, tandis que les importations s’accroissent de 2,9%. D’autre part, le solde externe des services doit baisser de 5,5%.
Il est nécessaire d’examiner la situation du commerce extérieur en relation avec les finances internationales du pays. À l’examen des chiffres prévisionnels du plan pour l’année 2018, on escomptait une augmentation des exportations de biens et de services, fondées sur l’activité touristique et sur certaines productions industrielles, sur le tabac et les boissons. Une hausse des importations était également prévue.
Il était aussi fait état, malgré les contraintes envisagées, de la prévision d’une balance commerciale excédentaire de 54,8 millions de dollars. Afin de se faire une idée de ce que représente ce chiffre, il est nécessaire de tenir compte de ce que, conformément à l’Annuaire statistique de Cuba 2017, la balance commerciale excédentaire de cette année-là avait été de 2 774 millions, de sorte que la prévision pour 2018 était réduite à 2 719,2 millions, c’est-à-dire un commerce quasiment en équilibre et sans marge de manœuvre pour fonctionner.
Cependant, ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, on estime que la valeur totale des exportations de biens a diminué de 12,6 % cette année alors que les importations ont augmenté de 2,9 %. Quant à la balance extérieure des services, on prévoyait qu’elle diminuerait de 5,5 %.
Compte tenu de ce qui précède, on peut supposer que l’estimation de l’impact financier total du commerce extérieur en 2018 a été négatif pour 1 187 millions de dollars, chiffrage qui s’appuie sur un solde déficitaire du commerce des biens supérieur à 660 millions, principalement dû à la chute de la production du sucre et du nickel, tout comme au secteur du tourisme dont la réduction d’environ 6 % du nombre de visiteurs jusqu’en mai a probablement diminué les recettes d’environ 400 millions de dollars par rapport au plan. Tout cela se résume à un solde excédentaire des services inférieur de 527 millions pour l’année entière, étant donné par ailleurs les répercussions du prélèvement de l’exportation de main-d’œuvre qualifiée.
La confrontation avec cette situation nous conduit à analyser les possibilités de financement extérieur en fonction de ce qui a été prévu, en dehors du commerce extérieur.
Tout d’abord, l’investissement étranger direct a enregistré des engagements d’investissement pour environ 6 000 millions de dollars depuis 2014, d’un montant annuel moyen d’environ 1 200 millions, une moyenne qui a été plus élevée en 2018 quand se sont présentés des projets d’investissement de 1 500 millions de la part de 40 entreprises. Parmi celles-ci, on peut souligner la Zone spéciale de développement de Mariel (ZEDM), avec un investissement collecté depuis 2013 pour un montant de 2 130 millions dans 43 projets, 17 d’entre eux étant déjà en cours d’exécution.
Cependant, même s’il s’est accéléré, le rythme d’investissement attendu n’est toujours pas suffisant car, dans le plan 2018, on estimait qu’il devait représenter 5,8 % du plan total d’investissements, soit environ 626 millions de dollars. Sur ce total, il a été déclaré l’an passé une entrée effective de capital étranger d’un montant de 474 millions, c’est-à-dire inférieur de 24,3 %.
Par ailleurs, le financement courant est sans nul doute la variante d’accès aux ressources extérieures qui se heurte aux plus grandes difficultés.
La pression exercée par le blocus économique des États-Unis au travers de sanctions financières de plusieurs millions infligées à ceux qui se risquent à « trafiquer » avec des avoirs cubains n’est pas un élément anodin. Dans ce domaine, il convient de souligner la sanction d’un montant de 1 340 millions de dollars infligée à la banque française Société générale, pour avoir violé la législation américaine contre Cuba l’année dernière, tout comme celle prononcée contre la banque BNP Paribas en 2014 pour un montant de près de 9 000 millions de dollars pour le même motif.
Cela a été un facteur déterminant pour que soit considérée comme « à haut risque » la capacité de remboursement cubaine par des agences telles Moody’s qui la note Caa2. Ceci se traduit par des taux d’intérêt élevés pour les prêts dont le pays pourra bénéficier, le taux actuel de « risque souverain » pour Cuba étant de 9,23 %, taux d’intérêt supérieur à celui perçu normalement pour un crédit sur les marchés financiers internationaux.
Un autre aspect négatif pour Cuba a été le fait de ne pas avoir une banque garante en dernier recours de premier ordre. À cet effet, la possibilité pour Cuba d’une admission dans la Corporation andine de développement (CAF) a été négociée jusqu’en 2016, la CAF étant l’une des plus grandes banques de la région. Par la suite, l’entrée dans la Banque centraméricaine d’intégration économique a été réalisée en août 2017, ce qui offre potentiellement de nouvelles sources de financement pour le pays.
Cependant, le facteur le plus important pour l’accès à de nouveaux crédits, lesquels s’avèrent indispensables pour le développement et les activités ordinaires de l’économie cubaine, a été les modalités de renégociation et de paiement de la dette cubaine arrivée à échéance. À cet égard, on estime que jusqu’en 2017, Cuba a renégocié environ 54 372 millions de dollars, obtenant l’annulation de 82 % de cette somme, bien qu’il ait fallu fournir un énorme effort dans les versements qui ont atteint environ 23 000 millions de dollars durant plus de cinq ans pour parvenir à ces résultats.
Les remboursements de la dette restructurée se sont déroulés convenablement jusqu’en 2017 mais, malheureusement, ils n’ont pas été honorés par un groupe de créanciers en 2018, ce qui entraîne un effort supplémentaire pour relancer le programme convenu d’apurement des arriérés. En outre, des dettes à court terme impayées se sont accumulées, dont le volume à la fin de l’année 2018 représentait 1 500 millions de dollars qui devront être réglés en priorité puisque ce sont notamment les créances commerciales à court terme qui influent directement sur le niveau des importations du pays.
Actuellement, on évalue la dette totale de Cuba à environ 29 820 millions de dollars américains, selon les estimations de EIU (Economist Intelligence Unit), ce qui représente 30,4 % du PIB, chiffre qui proportionnellement n’est pas élevé en fonction de la situation financière internationale mais qui, dans le cas de Cuba, a une signification importante par rapport aux difficultés présentes pour l’accès au financement international. Dans ce contexte, différentes analyses indiquent que la capacité d’endettement du pays peut atteindre 40 % du PIB, mais dans des conditions de croissance supérieures à 4 %.
Au cœur de cette situation complexe, le pays dispose encore de potentialités pour mobiliser des ressources financières à des conditions acceptables, ce qui sera analysé plus avant dans cette étude. (À suivre)L’article de Cubadebate (05/03/2019) ici.